Aubanel, Le poète de la Grenade

La mióugrano entre duberto, la grenade entr'ouverte


Moins épique et moins haut que Mistral, moins peuple et moins naïf que Roumanille, l'auteur de la Grenade Entr'ouverte possède la passion qui leur manque à tous deux.

Alphonse Daudet


Auprès de Mistral il est juste de placer Aubanel, auteur de la grenade entr'ouverte, dont les vers ont la fraîcheur vermeille des rubis qui laissent voir en se séparant la blonde écorce de ce fruit éminemment méridional.

Théophile Gautier



Aubanel était poète, par vocation, par instinct; il voyait les choses, il ressentait profondément leur présence, les ombres qui passent sur les coeurs, ou le soleil qui revient leur apporter la lumière, sans raison, sans que rien laisse prévoir son départ ou son retour. Il saisissait les rapports que les esprits éprouvent, avant de les penser, entre les objets et les sentiments, et c'est cet univers bouillonnant, jusqu'au tumulte, de joie et plus souvent de tristesse, qu'il nous donne dans ses vers. Il était poète, comme Ovide, dont on nous dit que "tout ce qu'il écrivait se tournait en un vers".

Car c'est ici l'un des mystères qui se proposent à quiconque essaie de comprendre, sinon d'expliquer l'oeuvre poétique de Théodore Aubanel. José Vincent, l'un de ses biographes, s'interroge sur les raisons qui ont conduit le poète, élevé dans une demeure où l'on parlait uniquement le français, à utiliser le provençal pour traduire ses sentiments les plus profonds. José Vincent propose une solution vraisemblable: "durant son enfance, écrit-il, Aubanel... eut de fréquentes occasions de passer de longs mois en compagnie de sa mère dans la propriété de Panisset, entre Monteux et Avignon..." On imagine bien le jeune enfant passant ces jours de liberté auprès de tous ceux qui forment le choeur des gens du mas. C'est avec eux, assurément, qu'il entendit et apprit à répéter les mots de cette langue vraiment maternelle, puisqu'elle lui venait de la Terre, une Terre qu'il nomme lui-même, volontiers, Terre-Mère ! Cette langue, il la reconnaissait. Elle était comme la clef qui ouvrait à l'enfant, puis à l'adolescent tout le monde coloré du dehors, le monde de toutes les tentations - et Dieu sait si elles ne lui furent jamais épargnées ! - l'univers secret que les enfants enferment en eux, à l'insu de tous, et qu'ils n'ouvriront qu'une fois, le jour où ils aimeront, pour celle qu'ils aimeront. Un trésor pour leur vie entière. La révélation lui vint avec l'amour de Zani, alors qu'il avait à peine dépassé vingt ans. Que Théodore ait entraîné Zani dans son "vert paradis", on n'en peut raisonnablement douter.

L'hypothèse que nous avançons nous semble appuyée par le fait que le Pan dou Pecat est un drame paysan, comme le sera Lou Pastre. Les gens de la terre - rudes maîtres des mas ou bergers à demi sauvages des montagnes de la Haute Provence - le retiennent, le fascinent.


Ici encore, la langue est maîtresse ; c'est elle qui apporte au poète les mots bruissants des rumeurs campagnardes et les aveux d'amour se mêlent au chant des travailleurs rappelant que la "terre se livre nue à ses amants, qu'elle nous donne son blé comme une mère donne à ses enfants le lait". Et, tandis que le grand soleil invite à la sieste, Faneto, seule, ne peut dormir, "le sang lui bout, le coeur lui brûle". Et l'on est alors transporté bien loin de la société conformiste, catholique et prude du second Empire, on se trouve brusquement en celle des poètes latins qui, eux aussi, osaient révéler les secrets de leurs nuits. Claude Liprandi a bien montré le déchirement intérieur, la torture véritable d'un homme qui, par son mariage, en 1861, venait de découvrir l'amour "permis" et, en même temps, les plus violentes ardeurs de la chair, et qui, en vertu des impératifs de sa religion, les croyait interdites, même en pensée. La Provence est terre chrétienne; certes elle a vu et voit encore se dresser mille églises, Avignon plus encore que le reste de la Provence. Mais les fondations de ces églises reposent sur des régions plus profondes, où sont enfouis les vestiges des temps païens. Si les moissons et le vin du mas apportent aux ouvriers des champs le lait de la terre, les fouilles et les trouvailles accidentelles apportent aux hommes de toute la Provence le message des siècles où aimer n'était pas un péché, où le désir était une loi de la nature, et où la beauté ouvrait les portes de l'éternité.

Poète maudit, certes, si l'on entend par là poète déchiré, rejeté par ceux de sa religion, renié par ses amis, objet et finalement victime de leurs mesquineries, de leurs intrigues, qui tendent sournoisement à le détruire. Mais cette malédiction, on n'en retrouve guère la marque dans l'oeuvre elle-même. L'hymne à la Vénus d'Arles, les vers à la Vénitienne, la Vénus d'Avignon ne contiennent aucune réticence, aucun remords. Poète maudit, peut-être, mais maudit par les Autres, et non par lui-même. Mais la poésie charnelle d'Aubanel ne connaît pas la malédiction. La beauté sans le péché.


L'amour, c'est l'attente parfois, et non le désir, qui ne sera jamais assouvi ; un désir qui s'exprime légèrement dans le refrain d'une chanson "ne passe plus, que tu me fais mourir...". Assez curieusement, de tels vers sont tout proches de ceux des troubadours. Vers chastes, en dépit du feu que l'on y sent brûler.

Avec le Capitaine Grec du temps de Barberousse, voici une dimension nouvelle dans l'oeuvre d'Aubanel, qui épanouit son inspiration et l'ouvre aux dimensions de la Méditerranée. Lorsque dans un discours Aubanel assure que la langue provençale, devenue littéraire, rendra aux Provençaux l'amour de leur patrie, il dit "alors ce peuple aimera son village, et ses oliviers, sa calanque et ses rochers". Il n'arrête pas son amour de sa patrie à tel ou tel moment de son histoire : le temps des croisades, aussi bien que l'Empire de Rome. Et cela explique sans doute et son voyage à Venise et l'amour qu'il portait à cette ville. Venise, c'est la grande porte de la mer ; et le poète connaît bien les vagues qui "hurlent ou bondissent", où l'on voit parfois une sirène, toute nue, qui s'amuse à faire jouer ses longs cheveux dans le vent. Encore une fois, l'on entend ici l'écho des Lorelei éternelles.

   Pourtant, il serait injuste de quitter l'oeuvre d'Aubanel avec ces images désolées. Même sur la grève déserte, brille le soleil. Même la mort ouvre l'espoir, et la tombée de la nuit ramène la sérénité. Ici, le poète retrouve Virgile, qu'un homme de la Méditerranée ne saurait jamais avoir loin de lui. Aubanel a chanté, lui aussi, les ombres qui s'allongent lorsque vient le soir et le toit des chaumières qui fument: "la pioche sur le cou, l'homme arrive sur le seuil, la femme, du jardin revient, avec un plein tablier, les bêtes à la fontaine vont boire, et les fillettes chercher de l'eau, avec un broc penché sur leur hanche ronde..."


P. Grimal (Membre de l'Institut)


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