Les abbayes cisterciennes de Provence

Sénanque, Silvacane et Thoronet, les trois soeurs de Provence...

Nichées au plus secret de l'arrière-pays provençal, les trois soeurs cisterciennes s'offrent comme à regret au visiteur venu troubler la solitude de leur retraite. Elles incarnent une toute autre Provence que celle des plages, des calanques, des vergers et des cités majestueuses qui attirent les foules. Cette Provence est celle des vallons ombragés et de la pierre sauvage, des ruisseaux cachés et des sources mystiques.

L'aventure cistercienne

En cette fin de XIème siècle, les moines clunisiens règnent en seigneurs sur plus de 1200 abbayes réparties dans toute l'Europe, rendant leur propre justice et accumulant d'outrageuses richesses.
Les églises aux proportions et aux ornements démesurés, démonstratives et grandioses, ignorent la misère des fidèles, tandis que les moines enrichis montrent peu de goût pour le travail de la terre, et préfèrent s'investir dans les affaires politiques de leur temps. Alors même qu'en parallèle des ordres guerriers, comme les Templiers, se développent, certains jugent urgent de renouer avec la pauvreté et l'humilité des premiers Chrétiens.

Quelques moines créent à Cîteaux, en Bourgogne, une abbaye bénédictine réformée. Eloigné de toute politique, sans vrai pouvoir, le nouvel ordre cistercien reste dans l'ombre de la puissante Cluny jusqu'à ce qu'un homme à l'incroyable charisme, Saint Bernard de Clairvaux, lui donne l'élan de cette grande aventure culturelle et architecturale qui verra essaimer à son apogée plusieurs centaines d'abbayes à travers toute l'Europe. En Provence, les Cisterciens fondent trois abbayes, que l'on nommera plus tard "les trois sœurs provençales" : le Thoronet, à quelques kilomètres du Luc, Senanque à côté de Gordes, et Silvacane à la Roque d'Anthéron.

Le projet social...

Porteur d'un véritable projet social, Bernard de Clairvaux tente par la pauvreté de rapprocher l'église de ses fidèles et de réduire le déséquilibre d'une société qui établit une véritable rupture entre l'aristocratie, le clergé, et le tout-venant considéré comme une réserve de main-d'œuvre. Là où les convers, ces auxiliaires religieux issus de la plèbe, sont encore assujettis à un régime de quasi-servage, Bernard de Clairvaux en fait des hommes libres qui partagent pleinement la vie de l'abbaye, participent aux offices et assistent au chapître.

Les journées des Cisterciens sont longues, partagées entre la prière et les travaux des champs aux côtés des convers, entrecoupées seulement de sept heures de repos quotidien.
Les repas des cisterciens sont pris dans le réfectoire commun : quelques maigres plats agrémentés d'un peu de pain et de vin.

Lorsque l'on pénètre dans le dortoir collectif, on imagine facilement les moines cisterciens dormant tout habillés à même le sol, éclairés chacun par une fenêtre au levant et une autre au couchant, de manière à profiter de toute la lumière du jour.
Au seuil de l'église, une cellule individuelle, exigue et dénuée de tout confort, marque l'unique privilège de l'abbé cistercien. A l'heure du trépas, les moines cisterciens portés par leurs frères franchissent la porte des morts et reposent sur un autel de pierre brute, revêtus de leur seul habit, avant d'être enterrés à même la terre. Avec le déclin de l'ordre cistercien, les dortoirs conçus pour accueillir des moines toujours plus nombreux se vident progressivement jusqu'à la Révolution française.

Abbaye de Silvacance à la Roque d'Anthéron

Cloître de l'Abbaye de Silvacane

Eglise Abbatiale de Silvacane

La lumiére et le chant pour uniques richesses...
    
Pour l'implantation des abbayes, Bernard préconise des sites propices à la fois au recueillement et à l'occupation humaine. Si la présence de l'eau est fondamentale, on verra que la nécessité du retirement et de la plénitude des lieux l'emporteront souvent sur les contraintes architecturales. L'église de Sénanque, contrainte par le canyon de la Sénancole, n'est pas orientée vers l'Est comme le veulent la tradition et le plan de Saint-Bernard, mais au Nord, tandis que la déclivité du vallon du Thoronet ou de la forêt de roseaux de Silvacane a conduit l'architecte à étager la cité de maniére à ménager la pente en conservant la cohérence de l'ensemble et la symbolique verticale des b‚timents. Harmonie et simplicité conduisent les moines à choisir pour leurs constructions les roches sur lesquelles elles sont assises. Ainsi naissent des murs vivants, colorés, dont les différentes strates trahissent la géologie du lieu : gris des tufs, jaune des marnes, rose de la bauxite…
    
Débarassée de tout apparat, l’harmonie cistercienne ne repose plus que sur la pûreté des lignes, la lumiére, et le chant. A la symbolique de l'icône, elle préfére celle du nombre et de la forme : arches brisées pour soutenir les charges donnant à l'ensemble un élan vers le ciel, salle capitulaire en contrebas pour marquer la temporalité des propos qui y sont tenus, accessible par trois marches, éclairée de trois ouvertures signifiant que chacun de ces propos est tenu devant la Sainte Trinité. Seules les salles du chapitre s'ornent de symboles figuratifs. Rares et limités aux seuls chapiteaux, ils figurent l'autorité de l'abbé en ces lieux ou la filiation de l'abbaye (feuilles d'eau inspirées de la feuille de cistelle, symbole de Cîteaux). A Sénanque, un architecte audacieux a placé face au siége de l’abbé, à l’entrée de la salle capitulaire, l’éffigie d’un monstre anthropophage symbolisant à la fois le démon et la renaissance des corps dévorés par la terre au moment du trépas.
    
Au cœur de l'abbaye, aucun vitrail ne vient perturber la lumiére. Le mur surmontant le sanctuaire est percé d'un simple occulus, dont le rayonnement instaure un lien presque surnaturel entre le moine et Dieu. Les vitraux sont réalisés à l’aide de petits morceaux de verre blanc ou gris réunis en entrelacs et sertis au plomb. Les Cisterciens accordent également une importance toute particuliére à l’acoustique de leurs églises, qui se signale par un retour de son d'une dizaine de secondes en moyenne. Au Thoronet, oô cette durée de retour atteint quatorze secondes, les guides n'hésitent pas à produire quelques vocalises d'inspiration cistercienne pour illustrer cette extraordinaire acoustique, que l'on peut saisir encore lors des concerts organisés chaque année par l’abbaye. Le commentaire a la sagesse de ne pas abreuver le visiteur de connaissances architecturales pour le laisser s'imprégner de la magie des lieux.

Abbaye du Thoronet dans le Var

Eglise abbatiale

Autel

Abbaye du Thoronet, le cloitre

Moment de prière et de recueillement

Le déclin...

Invariablement, la visite d’une abbaye cistercienne commence par une lente descente sur une route poussiéreuse à travers le désert provençal, jusqu’à se heurter sur le portail sans apparat d’une église dont la végétation est le seul écrin et le seul rempart. Contrairement aux édifices des autres confréries, les abbayes cisterciennes ne sont pas défendues, car le rétablissement d'une pauvreté bien réelle doit leur éviter les indélicatesses des pillards. Rien ne laisse encore présager qu’à l'heure de l'apogée, vers le début du XIIIéme siécle, les trois sœurs cumuleront des richesses qui les rapprocheront davantage du modéle clunisien que de l'esprit de Saint-Bernard. Leur terroir agricole agrandi, marqué par des granges parfois trés éloignées de l’abbaye, leurs droits seigneuriaux, leurs maisons urbaines, leurs salins, leurs herbages en bord de mer et en Haute-Provence, éveillent des convoitises que Bernard ne pouvait soupçonner.

Les Cisterciens, devenus évêques ou papes, se mêlent au désordre du monde et la discipline se relâche. Les clochers, considérés comme des signes de vanité, se redressent et se dotent de puissantes cloches, tandis qu’au Thoronet, des moines gastronomes font ripailles de gibiers et de fruits délicats. Les bandes vaudoises pillent, saccagent et incendient en partie l’abbaye de Sénanque, alors que les Bénédictins de l'orgueilleuse Montmajour investissent Silvacane, trucidant quelques moines et chassant tous les autres. Ruinée, l’abbaye devient le repaire de tous les brigands. Seule l’abbaye du Thoronet, qui demeure la plus intéréssante des trois, sort à peu prés indemne de ces périodes troublées. Les pierres sauvages gardent le souvenir de l’utopie de Bernard et de son inluctable échec. Le visiteur prend conscience ici de la lutte incessante des idéaux et de la condition humaine, et l’on mesure enfin que l’étendue d’un rêve est bien faible face à l’histoire. Restent trois abbayes magnifiques, et comme un étrange sentiment de plénitude, bercé par le dernier écho des mélodies cisterciennes.


Textes: Philippe Reyt


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