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Cette sensation est due à l’absence de ciel et au caractère opaque de l’eau au centre du tableau, une masse imposante et terrifiante comme une grande bouche d’ombre. En fait, Cézanne a fait disparaître toute fluidité de la nature en construisant un ensemble compact. Il a peint l’immobile et le silence, il a figé les arbres en un rideau de fond et l’eau de la rivière en un bloc massif de minéral. « Et pourtant, selon Gilles Plazy, ce n’est pas l’image d’une absence de vie, d’une mort figée, c’est celle d’un instant dilaté, suspendu, d’un souffle retenu, d’un sommeil mystérieux ».
La toile en question marque un tournant dans l’œuvre de Cézanne. Elle fait office à la fois de révélation et d’aveu d’impuissance. Révélation (déjà pressentie) : la lumière du soleil de Provence donne à la nature son épaisseur temporelle. Aveu d’impuissance : la peinture est un art de l’illusion grâce à la malléabilité intrinsèque de la couleur et grâce aux arrangements de la composition.
Jusque dans les années 1890, Cézanne exploite au maximum sa faculté de se tenir en retrait par rapport au spectacle du monde. En pleine crise d’identité, au moment où il se décrit comme « l’homme qui n’existe pas, sans individualité, comme mort », il réalise une série de Baigneurs, des natures mortes, des portraits et des autoportraits dans lesquels il s’épanouit pleinement. Les personnages de ses toiles, les fleurs et les fruits des natures mortes, les corps nus au bord de la rivière célèbrent tous, sans exception, dans une joie non dissimulée, le bonheur d’être au monde.
A Paris, ses toiles se vendent de mieux en mieux, les peintres de ce siècle finissant le reconnaissent et l’admirent comme l’un des plus grands. Au moment où lui-même croit dur comme fer aux vertus de l’effacement de l’individu derrière sa création, il devient un peintre de légende.